Le NEUTRE
Introduction
Voilà un mot bien mystérieux ou tout au moins sujet à questionnement. Neutre, ça n’est ni blanc ni noir, ni bon ni mauvais, c’est quelque part entre tout, ça ne prend pas parti on dirait. Bien sûr cette façon de voir est erronée ou en tout cas trop simple. Neutre peut être un parti pris, cela peut tout simplement vouloir dire « ne rien changer à la manière de faire », ne pas partir vers les extrêmes, respecter une sorte de norme.
Mais pourquoi revenir sur le neutre. Il y a quelques jours, j’ai accompagné certains de mes élèves à un passage de grade. Au cours de ce passage, j’ai été marqué par un évènement : la prestation consistant à présenter la troisième forme à mains nues du système, le Biu Jee.
Pourquoi cela m’a marqué ? Car sur six élèves, j’ai vu six prestations différentes. Normal me direz-vous puisque le Wing Chun normalement s’adapte à chacun d’entre nous, à nos morphologies, ce qui aboutit nécessairement à un visuel un peu différent. Oui mais là, il ne s’agissait pas de différences minimes de formes, il s’agissait pour certains de modifications de fond, telles qu’au bout du chemin les membres du jury m’ont demandé si c’est bien la même forme qui était présentée, c’est vous dire si les différences étaient importantes.
J’ai fait part de cet étonnement à ces élèves, car j’ai eu l’impression que la lignée n’était plus représentée comme il se devait, et cela m’a inquiété. Je leur ai alors réexpliqué que peu importe qui nous sommes individuellement, quand nous sommes en représentation nous devons rester dans « le neutre ».
Oui mais voilà, à la lecture de leurs réponses, à la lumière des quelques mots échangés avec les uns et les autres, je me rends compte que mon message n’a pas été compris et que le flou tourne autour de ce neutre. Je souhaite aujourd’hui partager cela avec chacun d’entre vous, car finalement, c’est une leçon pour tous.
La plupart des élèves m’ont répondu ou expliqué que peut être en effet, ils étaient allés « un peu trop dans le yang ». Entendez ici une présentation tonique, avec des gestes secs, voire même des respirations très marquées et audibles. Certes, tout cela est yang. Mais je ne reproche en aucun cas cette orientation-là. Car ici nous parlons d’une « intention yang »! Je vous le dis assez souvent : travaillez vos formes d’au moins 3 manières, et pour expliquer plus simplement, je prends les extrêmes en utilisant les termes « yin » et « yang », et bien sûr un intermédiaire indéfini qui s’appelle « neutre ».
Et de là est venue la confusion, car finalement vous me connaissez, je n’ai jamais empêché qui que ce soit de s’exprimer tel qu’il le souhaite. Regardez les Chi Sao par exemple, les élèves considérés comme un peu bruts par d’autres, je vous explique qu’ils sont « dans le bois » (pour ceux qui ne connaissent pas, il s’agit d’une pratique très yang). Mais je n’ai jamais demandé à ces élèves de type Bois de changer leur manière de faire. Je les oriente à la rigueur pour qu’ils aillent au-delà de cette nature afin de les faire progresser, et de même pour chaque caractère.
Le neutre que j’espérais durant ce passage, durant cette représentation de l’école devant les experts du domaine, c’était rester neutre dans le fond, pas dans la forme, c’est-à-dire être neutre dans le cœur des mouvements. La présentation « neutre » d’une forme peut parfaitement être réalisée avec une intention yin ou yang ou intermédiaire. Peu importe l’intention. Mais si le neutre est respecté dans la manière de faire, il n’y aura aucun doute sur ce qui est présenté, sur l’idée qui se cache derrière tel ou tel mouvement. Et clairement pour un observateur extérieur, il comprendra sans doute qu’il s’agisse de la même chose.
Prenons un exemple simple dans ce Biu Jee : les premiers mouvements. Vous savez que la forme débute par une présentation de 4 coups de coudes différents. Déjà ici le mot clé est que chaque coup est différent du précédent. Si je ne retrouve pas cela, que l’intention soit yin ou yang importe peu, l’élève passe à côté de quelque chose. Et pourtant j’ai vu au cours de ce passage des coups de coude sans orientation claire, toujours réalisés de la même manière. Et de même à différents moments clés de cette forme. Autant dire qu’un message s’est perdu quelque part.
Quelle est l’importance de conserver cette voie « neutre » ? Ici se cache toute la notion d’héritage de la lignée. Car c’est dans le neutre, c’est-à-dire dans la manière la plus standardisée possible de faire un mouvement, que se cache l’essence de ce mouvement. Une fois le mouvement compris, intégré, il va s’exprimer au travers du corps du pratiquant et c’est là que le yin ou le yang apparait. En cours c’est assez facile à voir : l’apprentissage d’un mouvement commence par une démonstration cadrée du mouvement, une manière de faire qui s’applique à tout le monde. Et là vous me connaissez, je viens parfois corriger une posture au centimètre près. Un Tan Sao est fait d’une certaine manière dans notre lignée. Peu importe qu’il soit possible de le réaliser de 10 000 manières, ou que dans d’autres écoles ils le fassent d’une autre façon qui nous parle peut être plus. Le point essentiel est de ne jamais oublier d’où nous venons. Explorer oui, mais revenir à la base toujours.
Alors pourquoi avoir « secoué » mes élèves. Car ce sont les élèves les plus avancés dans l’école, et surtout, ce sont eux qui enseignent ou enseigneront. Si lorsqu’ils sont soumis à un stress, ils présentent une certaine manière de faire, cela signifie que « c’est ce qui reste » de leur compréhension, ce qui reste dans leur corps quand le mental ne tient plus la barre. Et l’inquiétude qui vient alors est celle de ce qui est transmis lorsque la porte de leur salle d’enseignement se referme sans ma présence. Que se passera t-il dans 1 génération ? Puis dans deux générations ? C’est bien simple, car c’est visible dans tellement de lignées ! Les dérives deviendront la norme, et la forme du Biu Jee ne sera plus celle de France Wing Chun et ne sera certainement plus celle des anciens. Cela deviendra la forme de telle ou telle section.
Il est vrai qu’utiliser le même terme pour dire plusieurs choses peut créer de la confusion. Et certainement que j’ai créé une part de cette confusion. Mais à vous, lorsque je parle dans un contexte, de bien entendre tout le contexte :
« faites votre forme avec au moins 3 intentions : par exemple yin, yang ou neutre ». Là je parle d’intention. Il s’agit de respecter la forme, mais de l’expérimenter au travers de diverses émotions, intentions, bref, de faire vivre cette forme et de trouver dans tout cela, ce qui est votre.
« respectez le neutre, toujours » : là je parle d’héritage. Cela signifie ne montrez pas ce qui vous passe par la tête à l’instant T, mais représentez la lignée au travers de votre corps.
« recherchez votre liberté dans le wing chun » : cela signifie que lorsque vous avez atteint un certain niveau et que vous êtes en mesure de le faire, explorez, en partant du neutre, toutes les directions possibles et trouvez ce qui fonctionne pour vous, pour votre corps, vos capacités. N’hésitez jamais à exprimer qui vous êtes, les arts martiaux sont faits pour trouver qui vous êtes. Mais quand vous vous exprimez à travers le wing chun, n’oubliez pas de respecter le wing chun ! Si vous avez fait 10 ans de boxe avant, il n’y a pas de raison, lors d’une démonstration de wing chun, que la boxe déteigne sur vos formes. Et si vous n’arrivez pas à faire autrement, alors c’est une autre discussion qui s’engage. Celle de savoir si ce que vous représentez est toujours le wing chun de votre école, auquel cas vous pouvez poursuivre l’aventure auprès de votre maître, ou si ce que vous exprimez est devenu autre chose que vous souhaitez développer, auquel cas un autre chemin s’offre à vous.
Je pense qu’à présent vous comprenez mieux ce que signifie « neutre ». J’espère surtout que vous comprendrez que quoi que je dise, ce qui compte c’est le respect de la lignée. Dès que vous représentez l’école, pensez à cela.
Alors attention, pour ceux qui lisent ce texte, n’allez pas non plus penser que ce qui a été présenté par ces six élèves était d’un mauvais niveau. Présenter un grade est une épreuve qui permet de faire le point. Plus le grade est élevé, plus l’exigence est grande. Ils ont tous décroché leur grade, preuve que le niveau était là et je leur ai exprimé ma fierté. Mais certains se sont éloignés de la lignée sur un instant, et je voudrais que leur expérience puisse servir à chacun d’entre vous.
Je vais utiliser une référence que certains reconnaitront tout de suite « un grand pouvoir entraine de grandes responsabilités ». Ils ont aujourd’hui acquis un niveau d’expert reconnu par les instances. Ils vont devoir représenter la lignée qui est la nôtre et mon niveau d’exigence à leur égard sera grand. Tout comme il sera grand vis-à-vis de vous demain.
Sur ce, entrainez-vous avec passion, écoutez vos professeurs, et trouvez la meilleure manière de faire vivre le wing chun à travers vous.
Lionel Roulier
Merci pour ces échanges super intéressants !
A la lecture de ce nouvel article sur le neutre, sur cette nécessité à revenir toujours au neutre, j’en viens à me poser la question de cette liberté et cette expression de soi dont on entend parler régulièrement dans les arts martiaux.
Car si le neutre est le mouvement biomécanique « parfait », dans le sens celui qui représente vraiment la lignée, que ce mouvement est réglé au centimètre près et que dès que l’on sort de ce neutre on déshonore la lignée, alors comment on fait pour s’exprimer ?
– Y a-t-il dans le neutre un espace suffisant pour que chacun puisse s’exprimer ? ce qui revient à trouver sa liberté dans un cadre fermé. Dans ce cas le neutre permet de rappeler les limites du cadre.
– Sommes nous sensés devenir des sortes de clones, ce qui va permettre de préserver la lignée ? Ou pour le dire d’une autre manière : est-ce que plus on progresse, plus on s’imprègne de la lignée et donc on devient un élément de cette lignée jusqu’à ne plus chercher à s’exprimer autrement (l’individu qui s’efface au profit du groupe). Là le neutre devient le seul moyen « autorisé » d’expression pour faire partie de la lignée
– Ou est-ce que les lignées ne sont pas condamnées à changer un peu, élève après élève, car chacun va y mettre un peu de soi et qu’on ne peut pas faire autrement vu qu’on est tous différents ? Et que ce retour au neutre est juste un moyen de ralentir la dérive ?
Comment toi tu as vécu ce neutre (surtout en venant de 2 lignées ?)
En lien avec tout ça je me pose la question de l’enseignement : est-ce qu’un futur enseignant devrait être un élève prêt à représenter la lignée en s’effaçant totalement ?
Bon, plus j’écris, plus j’ai de questions, alors je m’arrête là pour l’instant 🙂
Encore merci pour ton enseignement.
Sab