Maxime Wing Chun
« Yao Todaï, Mo Sifu »
Introduction
Cette citation me tient particulièrement à cœur, car je l’ai souvent entendue dans la bouche de mes professeurs. A l’époque je ne me suis jamais arrêté dessus, mais aujourd’hui elle parle de quelque chose qui souvent me questionne et qui je l’espère, vous parlera.
Mot à mot, sans liaison, cela donne à peu près « avoir élèves, pas maître ».
Vous l’aurez compris (ou pas !), nous allons parler de la relation entre la position d’élève et celle de maître.
Pourquoi aborder ce thème ? Tout simplement parce que France Wing Chun atteint un certain niveau de maturité aujourd’hui, avec de nombreux élèves qui sont appelés des « anciens » et qui peuvent chercher leur chemin, et à l’opposé de nombreux élèves nouveaux qui un jour chercheront le leur. Parmi ces élèves, un certain nombre voudront un jour enseigner, ou se retrouveront enseignant. Et c’est de cela que j’aimerais parler avec vous.
Alors cette citation, comme toutes les phrases chinoises, est difficile à traduire en français, car comme pour toute maxime, les axes de lecture sont multiples, imagés et donc plutôt qu’essayer de la traduire littéralement ce qui serait réducteur, je vais prendre les différentes manières de la lire.
La première manière, ce serait de dire : « avoir des élèves ne fait pas de toi un maitre »
C’est une manière de lire la phrase qui se veut rassurante, tout en étant un sérieux avertissement.
Rassurante quand elle s’adresse aux élèves qui se retrouvent à enseigner sans que cela n’ait été leur volonté propre. Chez France Wing Chun comme dans d’autres écoles, il arrive régulièrement qu’un élève « ancien », sérieux, passionné, doive quitter l’école, bien souvent pour des contraintes professionnelles. Il n’a pas fini du tout son apprentissage, mais il ne souhaite pas arrêter. Dans ce cas de figure, l’élève a plusieurs possibilités : changer d’école et recommencer avec un nouveau professeur, ou bien arrêter à regret et faire autre chose. De mon point de vue, les deux solutions sont dommages lorsque l’élève avait encore l’envie.
Dommage pour mon école tout d’abord, car je vais perdre un élève qui commençait à acquérir un certain niveau au profit d’un autre prof qui pourra bénéficier de mon travail, ce qui est le moindre mal, ou au profit de rien du tout si l’élève arrête totalement. Et dommage évidemment pour l’élève qui se retrouve potentiellement à ne plus pouvoir vivre cet art martial qui lui plaisait.
Dans ce cas, j’ai tendance à proposer à cet élève d’ouvrir une section pour pouvoir continuer son apprentissage sans quitter France Wing Chun. Qu’il soit prêt ou non n’est pas le plus important : après tout quand on a le niveau Siu Lim, on peut enseigner aux débutants. Alors attention, il faut bien rester conscient que ça n’est vraiment pas idéal comme situation et que le risque existe bel et bien que la qualité de l’enseignement ne soit pas à la hauteur. La maxime dans ce cas dit que ça n’est pas parce que tu as des élèves à ton tour que tu es maître, sous entendu ça n’est pas le rôle que l’on va demander d’endosser ! Devenir instructeur ne veut pas dire devoir tout savoir !
Alors pour vous qui en réalité êtes toujours « Gao Lin » Instructeur, si un jour vous n’avez pas la réponse, il suffit de vous retourner vers votre professeur pour retrouver du soutien. Quand tout se fait au sein de France Wing Chun, et surtout quand c’est moi qui encourage l’élève à franchir ce pas, logiquement un suivi est assuré et l’élève qui se retrouve instructeur « Gao Lin » devrait faire tout son possible pour continuer à se former, sans quoi au bout de quelques années il ne pourra plus nourrir ses propres élèves.
Et cette maxime s’adresse tout autant aux élèves qui eux ont atteint un niveau plus avancé et peuvent choisir, le moment voulu et avec ma bénédiction, d’aller enseigner en tant qu’instructeur. Faire ce pas est excitant tout autant que stressant et le sens de cette maxime est simplement de dire qu’ils ne sont pas seuls. Le maître est toujours là en cas de besoin.
Mais cette phrase sonne aussi comme un avertissement en deuxième lecture. Elle veut dire « attention, ça n’est pas parce que tu as des élèves que tu dois te prendre pour un maître ».
Et oui, il arrive parfois qu’un élève passé instructeur se sente pousser des ailes et commence à introduire des nouveautés dans ce qu’il enseigne, voire même qu’il mélange le wing chun avec d’autres disciplines ou d’autres idées. Il peut aussi vouloir commencer à faire les choses à sa manière, pas méchamment, mais petit à petit il dérive.
Il vient un moment où cela peut poser des problèmes au maître qui vous a enseigné : il ne reconnait plus vraiment ce que vous faites et doit redresser le tir. Car lorsque l’on porte les couleurs d’une école, lorsque l’on se revendique élève d’un maître, la moindre des choses est de respecter ce maître en tout point. Une autre maxime dit d’ailleurs « il ne peut y avoir qu’un seul tigre sur la montagne ». Utiliser le nom de quelqu’un, c’est se faire véhicule de son enseignement, et cela nécessite son aval.
C’est ce que veut dire porter le t-shirt de France Wing Chun ! C’est rassurant comme évoqué avant car je reste à vos côtés, mais c’est un engagement vis-à-vis du contenu de l’enseignement.
D’ailleurs dans toutes les écoles chinoises, si vous partez pour enseigner mais que vous ne revenez pas de temps en temps auprès du maître pour faire le point, vous allez rétrograder dans la reconnaissance de votre niveau. Le maître ne peut plus s’engager sur ce que vous transmettez et peu à peu vous enlève les ceintures qu’il avait pû vous octroyer. Je suis bien placé pour vous le dire puisqu’à ce jour dans l’école de Mak Kwong Kuen que je n’ai pas vu depuis plusieurs années maintenant, je suis affiché au niveau Biu Jee.
Devenir instructeur est une voie dans le chemin d’un pratiquant. Tout comme certains deviendront combattants, ou encore d’autres resteront simplement pratiquants passionnés. Mais enseigner n’est absolument pas un passage obligé, et tous les élèves ne deviendront pas enseignants. Ceux qui choisissent cette voie qui est loin d’être facile, doivent donc se rappeler qu’avoir des élèves ne veut pas dire qu’ils sont meilleurs que les autres. Cela veut juste dire qu’ils ont fait ou accepté un choix qui est celui de transmettre un art, l’art de leur lignée, pour faire rayonner le nom de leur école, celui de leur maître, et ultimement assurer le rayonnement de l’art martial lui-même. C’est une lourde responsabilité. Mais être instructeur c’est aussi avant tout rester élève soit même.
Quand on arrive à faire cela, alors la maxime reprend le premier sens que je vous ai évoqué, celui d’un lien fort entre un maître et ses élèves.
Maintenant j’en viens à une troisième lecture de cette maxime, qui est « si tu choisis d’avoir des élèves, alors tu acceptes de ne plus avoir de maître ».
C’est une lecture qui est fondamentalement logique, mais que bien souvent les élèves qui veulent enseigner oublient. Elle s’adresse cette fois aux élèves qui choisissent d’enseigner pour eux, en leur nom propre, en ne portant plus le logo d’une section France Wing Chun.
Comme je l’ai dit plus haut, lorsqu’un élève s’en va, après un certain temps il ne peut plus prétendre à être reconnu par le maître qui l’a formé. C’est tout à fait compréhensible. Cela étant en occident, il n’est pas rare de voir des élèves conscients de cela se permettre des choses qui en Asie seraient passibles de réactions assez radicales !
Ainsi certains de ces élèves partis enseigner en autonomie ou même pour d’autres associations reviennent de temps en temps suivre un cours, ils reviennent aux stages continuer à suivre l’école, voire même ils récupèrent les informations en se débrouillant pour pratiquer avec leurs anciens camarades. Dans le pire cas, ils se servent du nom de leur maître et de leurs anciens camarades pour récupérer des élèves, sous couvert de proximité géographique ou de sympathie.
La maxime dit tout simplement que cela au fond n’est pas possible ! En France nous avons d’ailleurs une expression similaire qui est « on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre ». Et c’est exactement cela. Quand on s’émancipe, on doit en accepter les conséquences.
Il n’est pas respectueux vis-à-vis du professeur de dire qu’on ne peut/veut pas porter les couleurs de l’école, tout en revenant chercher son savoir. Il n’est pas respectueux vis-à-vis des instructeurs qui eux sont contraints par le système de leur montrer que l’on peut faire ce que l’on veut comme on veut en enseignant pour soi, tout en continuant à venir à l’école. Il est encore moins respectueux de récupérer des élèves de son ancien maître, cela va sans dire.
Le message de la maxime est clair : si tu choisis d’avoir des élèves, si tu te fais appeler Sifu, si tu ouvres ton école et qu’elle ne s’appelle pas comme celle de ton maître, alors tu ne peux plus rien attendre de lui. Au mieux si vous vous voyez, c’est un échange confraternel, d’un commun accord, et à double sens. Mais la relation maître-élève n’existe plus et vous ne pouvez plus demander à ce maître de vous enseigner. Vous ne pouvez plus venir en cours à l’école. C’est dur mais cela permet de maintenir une lignée.
On pourrait sans doute rajouter une quatrième lecture qui serait « si tu prends des élèves, tu risques de ne pas être un maître ».
Car en effet, choisir d’enseigner implique de se mettre en retrait dans son propre apprentissage, on donne son temps pour le profit des autres. Alors bien évidemment on en retire beaucoup de choses, surtout lorsque l’on commence à enseigner. Mais pour cela, il faut soit même avoir atteint un certain niveau sans quoi on se dirige tout droit vers un mur.
Dans la tradition, il faut attendre que le maître vous dise que vous êtes prêt et que vous pouvez aller ouvrir une école.
Le problème bien souvent, c’est que lorsqu’on est un « ancien », et bien le maitre n’a plus suffisamment de temps à nous consacrer pendant les cours. Il faut s’occuper des nouveaux qui ne sont pas autonomes et qui souvent sont plus nombreux. Tant qu’on est au milieu d’un groupe c’est facile, on progresse, on se sent meilleur que les débutants, et soutenu par les plus anciens. Mais quand on arrive en tête de classe, les choses deviennent compliquées et parfois fort démotivantes si on se retrouve seul ou à deux.
Alors pour certains la solution c’est d’aller enseigner, pour se retrouver face à ses limites et trouver de nouveaux axes de recherche, ou pour retrouver une forme de motivation. Surtout qu’après quelques années, nos élèves deviennent nos meilleurs partenaires !
La maxime rappelle alors que la clé de la progression c’est la patience. Tant que l’on est seulement élève, on continue d’apprendre et on avance vers la connaissance. Partir enseigner trop tôt n’est pas bon. On ne peut pas progresser et faire progresser de front sans y aller à plein temps. Et puis à terme, on risque de devoir se débrouiller avec le peu de connaissances que l’on a et de dériver beaucoup.
Une dernière lecture de cette phrase est celle-ci : « tu as des élèves, mais plus de maitre »
Ici c’est lorsque le maitre n’est plus. Sa disparition par définition vous libère de l’obligation que vous pouviez avoir de le représenter, et c’est à vous de choisir ce que vous faites : soit la continuité, soit l’émancipation.
La continuité, c’est quand vous maintenez l’héritage. Cela se voit généralement car les écoles conservent le nom de la lignée. Le plus souvent, c’est quand vous avez passé suffisamment de temps auprès de votre maitre pour être en mesure de transmettre quelque chose de solide. Vous continuez de lui rendre honneur.
L’émancipation va se voir le plus souvent dans deux cas de figure. Le premier c’est quand malheureusement votre maître disparait plus tôt que prévu. Dans ce cas, vous vous retrouvez bien seul car vous n’avez pas suffisamment de matière pour perpétuer une école. Certains choisiront d’arrêter, d’autres vont se diriger vers un autre maître pour compléter leur formation. Il n’y a aucun mal à cela puisque vous n’avez pas vraiment le choix.
Le second cas de figure, c’est lorsque le maître en devenir souhaite orienter les choses à sa manière, il veut s’exprimer pleinement en se libérant des éventuelles contraintes du passé. Vous voyez alors l’école changer de nom, car vous ne pouvez pas conserver l’ancien nom si vous déviez du contenu initial. Ip Man en est le meilleur exemple. Vous devenez alors officiellement le maître de votre école.
Comme vous le voyez, cette maxime est riche d’enseignement et de sous-entendus. Et pour moi qui enseigne à présent depuis de nombreuses années, je peux vous dire qu’elle est précieuse.
Pour ceux qui me connaissent, je l’admets, j’ai eu tendance à ne pas vouloir l’écouter parfois, car en particulier dans la troisième lecture elle implique des choix qui ne sont pas faciles à faire, puisqu’elle met en conflit l’humain qui s’est attaché à des personnes, et le maître qui doit préserver sa lignée. J’ai beaucoup laissé faire et j’ai beaucoup soutenu, mais ces choix difficiles je vais devoir les faire, car l’arrivée d’un grade fédéral amène à des attitudes opportunistes qui me mettent mal à l’aise.
La quatrième n’est pas simple non plus, car elle me met face à ces anciens élèves qui parfois ne trouvent plus leur place, ou à qui je n’ai pas fait une place suffisante pour les motiver à rester. Parfois enseigner leur parait le seul choix pour continuer à avancer. Pourtant enseigner ne devrait pas se faire par dépit. Enseigner devrait être une envie réelle car ce n’est pas un chemin facile.
Si la maxime s’adresse en direct aux élèves, le maître doit lui aussi en tirer les leçons : aider ceux qui portent ses couleurs qu’ils soient élèves ou enseignants, faire progresser ceux qui restent envers et contre tout, et dire au revoir à ceux qui ont choisi de partir.
Alors pour terminer cet article, voici ce que je voudrais dire :
A vous qui commencez l’apprentissage du wing chun, ne soyez pas pressés. Prenez le temps de monter en compétences, et ne pensez pas à l’enseignement. Seuls certains seront enseignants, et il faut que cela reste un choix positif, pas un choix par défaut. Restez élèves, profitez du chemin. Les animateurs, instructeurs, et moi sommes là pour vous faire grandir.
A vous animateurs et instructeurs qui portez les couleurs de l’école, vous avez choisi ou accepté un chemin difficile et fait de contraintes, mais tant que vous resterez fidèles à l’essence de ce qu’est France Wing Chun, vous pouvez compter sur moi pour vous accompagner sur ce chemin. Je vous amènerai aussi loin que je pourrai.
A ceux qui suivent leur route, à ceux qui sont partis, à ceux qui vont partir pour enseigner ailleurs, vous êtes courageux de suivre vos envies, je suis fier de vous avoir amené jusque-là, mais il faut comprendre que je ne suis plus votre maître. La porte de mes cours se referme aujourd’hui, mais je suivrai avec plaisir le récit de vos aventures !
Voilà comment en cinq mots, une maxime nous donne une leçon à tous.
Lionel Roulier
Peut on y voir une autre lecture qui sert de rappel au Maître, à savoir les élèves ne sont pas des Maîtres. Ils ont donc le droit de se tromper, de questionner, de ne pas savoir y compris à un niveau avancé. Le Maître doit donc être bienveillant tant que l´élève se positionne en tant que tel.
Oui effectivement, on pourrait aussi imaginer cette lecture qui dirait « tu as des élèves ne joue pas au maitre» , ce serait une lecture assez occidental car je pense (et tu me corrigera si je me trompe) ici dans la lecture tu focalise sur le terme maitre, qui a pour nous autre occidentaux une idée sous-jacente de domination.
Donc effectivement dans un esprit de mettre le maitre et les élèves sur le même pied d’égalité à savoir celui d’être humain, cette lecture pourrait dire au maitre de l’école de ne pas jouer les tyrans, en rabaissant, ou dénigrant ou avoir toutes formes d’actions négative vis-à-vis de ces élèves.
Mais il faut remettre le terme Sifu au premier plan et savoir que la traduction n’est pas vraiment « maître » mais plus tôt oncle ou professeur (moi perso je pense que le terme mentor est plus adapté). Dans ce cas, il y a aussi ce lien familiale qu’a l’oncle ou le professeur d’être au-dessus de l’élève, mais avec cette idée que l’élève étant de la famille, « le mentor » ne fait les choses que pour son bien.